Hommes et femmes face au politique – Homme public / femme privée – Les sphères de la vie sociale: l’intimité, le marché, la maison, le forum politique

Hommes et femmes face au politique

Homme public / femme privée

Les sphères de la vie sociale: l’intimité, le marché, la maison, le forum politique

 

Mesdames, Messieurs

 

La mise en question des notions-cléf de notre langage quotidien ne se fait jamais sans surprises ni sans profit. Si nous nous demandons aujourd’hui, que veut dire „homme“ et que veut dire „femme“, et que signifient „public“ et „privé“, cela paraît à première vue superflu et inutile, mais par cela nous entrons au contraire en pleine investigation philosophique.

„Chaque mot a une signification. La signification est attribuée au mot. Elle est l’objet que le mot représente.“  C’est ainsi que Ludwig Wittgenstein commence ses „Philosophical investigations“ après avoir cité un long passage des „Confessions“ de Saint Augustin où il est question du processus d’acquisition des mots et de leur signification par l’enfant. Ce qui semble être trivialement clair au début, devient au cours des „Investigations“ de plus en plus compliqué, et Wittgenstein constate que le fait de donner un nom à un objet n’explique au fond rien du tout, la signification du mot n’apparaissant que dans le contexte où le mot est employé.

Ainsi les mots „homme“ et „femme“ n’ont leur signification que dans le contexte historique et culturel dont certains arpentages apparaissent dans „publique“ et „privé“. Nous allons les retrouver, les  examiner et les dénommer dans l’architecture sociale des siècles. C’est ainsi que nous pénétrerons dans l’enchevètrement de l’histoire vécue d’une part comme dans l’histoire des idéologies d’autre part.

Dans notre histoire culturelle, la construction sociale du sexe et, par conséquent, du rôle des femmes et des hommes dans la société date de l’antiquité grecque. Cette construction tourne autour de deux notions-clé complémentaires – et ambivalentes: exclusion et inclusion. Ces deux notions, plus complexes que les simples adverbes de lieu „dehors“ et „dedans“ qui ne désignent que deux positions locales, sont le résultat d’un acte de domination patriarcale, décidant de l’accès aux sphères d’action, aux sphères de liberté, au monde. C’était „l’agora“, l’endroit ouvert uniquement aux hommes libres, incluyant ceux qui, „égaux“ en liberté et en propriété, délibéraient et décidaient librement du sort de la „polis“. Jouir de cette liberté voulait dire jouir de „l‘eudaïmonia“, c’est-à-dire être capable de connaître le bonheur. La notion de „eudaïmonia“n‘incluyait pas seulement l’accès aux biens matériels, particulièrement à la propriété, mais aussi aux biens immatériels, au don de l’esprit, de l’intelligence, des idées et du langage, c’est-à-dire à l‘expression de l’esprit entendue publiquement, la parole échangée et répondue par les hommes et parmi les hommes.

Les „inégaux“ – les femmes, métèques, esclaves et enfants –, étant dépourvus d’esprit et, par conséquent, du don de la parole, étaient par cela exclus de la liberté, de l’accès à l’agora et, donc, de l’“eudaïmonia“. Cette exclusion correspondait à l’inclusion dans la sphère de l’intimité, de la fécondité et de la réproduction, du „oïkos“ dont l’homme pourtant n’était pas exclu, étant son chef et maître.  L‘inclusion des femmes dans le „oïkos“ voulait dire qu‘elles étaient confinées dans la sphère du silence et des lois régnant le rhythme entre  la naissance et la mort, c’est-à-dire des lois de l’inévitable nécessité. Le but et la fin de cette inclusion étaient en dehors d’elles-mêmes: c’était le bien-être des hommes, des „égaux“. Il incombait aux „inégaux“ de les pourvoir de nourriture et de progéniture, bref de tout ce qui leur fallait pour pouvoir jouir de la liberté. „Exclusion“ et „inclusion“ correspondait donc au maintien d‘un système dual de domination patriarcale et de „privations“ féminines.

Voilà la signification originale de „privé“. Le mot latin „privare“ qui signifiait „voler“, „priver de quelque chose“, était appliqué dans la législation romaine. Le caractère légal de la maison ou du ménage dans l’antiquité romaine était comparable à celui du „oïkos“ grec, bien que plus protégé. Comme Hannah Arendt disait dans „Vita activa“, „tout ce qui s’y passait, n’entrait jamais dans la lumière publique“, et, plus loin, „ce qui se passait en privé, se passait, comme le mot l’indique, en un état de privation – privation quant aux capacités humaines les plus excellentes“. Si en notre temps, la signification de „privation“ n’apparaît plus nécessairement dans „privé“, cela est surtout dû, selon Hannah Arendt, à l’augmentation et l’intinsification de la valeur attribuée à l’intimité, donc à une valeur positive. Mais quoiqu’il y ait cette attribution positive, si le femme est uniquement considérée par les qualités et fonctions réservées à l’intimité, il en résulte que la construction sociale correspondante est tout aussi privative que les anciennes ne l’étaient.

Il ne faut pourtant pas oublier que les conditions exterieures qui imposaient aux femmes des restrictions et de privations étaient aussi, déjà dans l’antiquité, une source intérieure de force d’opposition et de transgression. Nous ne savons pas si Diotima et Sapho, ou si les femmes autour de Lysistrate faisant la grève de l’amour afin que la Guerre de Troie prenne fin, étaient les seuls rares exemples de femmes ne suivant pas la voie commune de soumission et de mutisme. N’oublions pas que l’histoire fut écrite par les hommes, en fonction de leurs besoins héroïques, et que les transgressions féminines devaient par conséquent passer sous silence, pour ne pas devenir objet de mythologies héroïques féminines. Mais justement, cette contrainte même incitait les femmes à la rompre et à la dépasser.

Vers la fin du moyen âge, époque régie par les systèmes monarchistes et ecclésiastiques, par les superstitions et par le dédain des femmes, une parmi elles, Christine de Pizan, défendait leur capacités et vertus en écrivant et publiant quinze livres, parmi lesquels „La cité des femmes“. Il s’agit là d’un refuge utopique que Christine, fille d’un médecin et astrologue à la cour de Charles V à Paris, née à Venise en 1365, construisit avec l’assistance de trois femmes sages représantant la Raison, la Vertu et la Justice, avec lesquelles elle mène des dialogues passionées pour se défendre contre „la masse des assaillants méchants“, comme elle dit dans la préface, ou, en d’autres mots, pour déconstruire la commune médisance des hommes dont les femmes sont l‘objet.

La „Cité des femmes“ n’est pas régi par les principes d’ordre, de hiérarchie et de pouvoir comme tous les autres lieux utopiques, mais par les nombreuses qualités qui caractérisent les femmes, dont une des plus éminentes est la générosité. Contrairement à ce que prétendent les hommes, ce ne sont pas les femmes qui sont avares, mais les hommes eux-mêmes. „Il y a beaucoup plus de méfaits commis sur ce monde par l’avarice démesurée des hommes que par celle des femmes. En général, les femmes disposent de si peu d’argent qu’elles tâchent de la ménager avec soin, sachant combien il est difficile de s’en procurer. Ces femmes ne savent que trop bien que toute la famille souffre de faim et que les malheurreux enfants et elles-mêmes sont punis par les dépenses insensées de maris fous et gloutons. Ce sont les aumônes données par les femmes qui démontrent bien que ce ne sont pas elles à qui l’on pourrait reprocher le vice de l’avarice. Et Dieu sait combien de prisonniers (même dans le pays des Sarazènes), combien d’affamés, combien de nobles gens et d’autres tombés en misère il y avait depuis le commencenemt du monde jusqu’à nos jours qui furent consolés et secourus par les femmes, par leur argent et par leurs biens.“

Selon Christine de Pizan, les critères morales d’une vie bien menée se trouvent dans la prévention de souffrances et se font sentir dans la qualité de vie de tous ceux et celles qui vivent ensemble. Ce ne sont plus les „égaux“ qui définissent la qualité de vie selon leur gré, mais ce sont les „inégaux“, même les prisonniers et les étrangers qui doivent pouvoir en jouir également. Ainsi, la „Cité des femmes“ pourrait être appelée le premier recueil de théorie féministe. Les femmes, bien que restant „incluses“ dans ce refuge, défendent leur droit à la parole et au bien-être, voire même au bonheur – à l’eudaïmonia -, tout en le réclamant aussi pour ceux qui en sont exlus comme elles-mêmes, les prisonniers et les étranger.

Une autre issue de l’enclos emprisonnant s’ouvrait aux femmes – surtout aux femmes juives – grâce à l’inaptitude de leurs maris pieux  qui étudiaient la thora et le talmoud au marché. Un exemple éminent en est Glückel von Hameln, de la génération de Spinoza, née en 1645, fille du marchand de diamants Löb Pinkerle. Elle vivait dans le ghetto de Hambourg où, malgré la haine sans merci que les Juifs avaient à subir, quelques familles de commerçants avaient le droit de résider si elles étaient prêtes à payer des impôts spéciaux, appelés les „taux de protection“.  En 1691, à l’âge de 46 ans, Glückel se mit à écrire ses mémoires, les „Sichronoth“, pour ses enfants „tendrement aimés“, comme elle ecrivit, „afin que, Dieu m’en garde, je ne sombre pas dans la mélancolie“. Après trente ans de mariage et après avoir mis au monde douze enfants, son mari, sentant l’approche de la mort, expliqua au rabbin que sa femme n’aura pas besoin de tuteur. „Elle est au courant de tout. Laissez-la tout gérer elle-même, comme elle en a l’habitude“, dit-il et expira. Ainsi Glückel devint une des premières femmes dont nous avons connaissance qui avait une haute renommée de commerçante et de prêteuse d’argent indépendante, qui voyageait même à l’étranger pour assister aux grands marchés, qui possédait une fabrique de bas et d’énormes halles de stockage. En même temps, elle était une mère exemplaire, soucieuse de ce que tous ses enfants, filles et garçons, apprenaient à calculer, à lire et à écrire – tout comme elle-même qui, pendant les heures de la nuit, écrivit en son allemand yiddish, en lettres hébraïques, son journal personnel, en notant non seulement les décisions et les évènements de la journée, mais aussi ses réflexions sur la Bible comme sur le va-et-vient du monde, bref tout ce qu‘elle voulait faire savoir à ses enfants. Ainsi, ses „Sichronoth“ ne sont pas seulement le témoinage individuel d’une femme courageuse et indépendante, mais en même temps un document d’une importance générale qui réflète les conditions de vie des communautés juives de son temps.

Glückel von Hameln mourut à l’âge de presque quatre-vingts ans, dans la maison de sa fille Esther, non sans avoir connu encore des déboires. Après onze ans de veuvage qu’elle avait passés avec succès, elle avait consenti à se marier une seconde fois, un banquier alors de bonne renommée à qui elle confiait toute sa fortune considérable. Mais il fit faillite et mourut, et elle, ayant tout perdu, était à la fin de sa vie dépendante de l’aide de ses enfants.

Les cinq livres qu’elle avait écrit furent publiés la première fois à Budapest en 1896 par David Kaufmann, dont la femme était une parente lointaine de Glückel. Cette édition, imprimée en lettres hébraïques, aurait été probablement vite oubliée, si elle n‘eût pas été traduite an allemand et publiée une seconde fois en 1910 par Bertha Pappenheim, une des grandes féministes allemandes. Elle aussi n‘était pas seulement apparentée avec Glückel von Hameln, elle était  en plus la fameuse Anna O., dont Freud dit dans ses écrits qu’elle avait „inventé“ en quelque sorte la psychoanalyse. (Elle se guérissait elle-même des effets d’une profonde névrose en se servant du langage comme du transfert inconscient de ses sentiments et de ses désirs sur le névrologue Josèphe Breuer qui, proche à Sigmund Freud, se dédiait comme Freud à l’étude des origines psychiques des névroses).

Si pour Christine de Pizan, au début du 15ième siècle, l’issue de l’inclusion féminine était la littérature – d’une part la correspondance, non seulement pour elle, mais plus tard pour de générations de femmes, par exemple celles autour de 1800 dans les milieux émancipés de Berlin, de Paris, de Vienne etc., ainsi entre beaucoup d’autres la fameuse Rachel Varnhagen; d’autre part le roman, la „fiction“, comme le postulait dans notre siècle Virginia Woolfe pour les femmes -, et si à la fin du 17ième siècle, pour Glückel von Hameln et pour bien d’autres comme elle, c’était le marché, dans la deuxième partie du 19ième et au début du 20ième siècle, c’était le travail social qui ouvrait l‘enclos privé. Bien sûr, déjà au tournant du 18ième au 19ième, des femmes luttaient passionément pour l’égalité politique et civile des femmes, pour le droit des femmes „à la tribune“, comme Olympe de Gouges écrivit,  qui paya sa lutte par la mort sur la guillotine, ou pour le droit à la culture, c’est-à-dire à l‘instruction scolaire et au savoir, comme l’exigeait Mary Wollstonecraft dans son livre „The vindication of the rights of woman“, par lequel elle chercha à faire comprendre que l’émancipation des femmes mènerait à une émancipation morale de toute la société; ou il y en avait des femmes qui luttaient pour le droit au divorce, pour le droit à la protection contre le violence masculine, comme le faisait Flora Tristan, mi-française mi-péruvienne, qui présentait dans son „Union ouvrière“ en même temps un système de „mutualités“ effectif  pour les cas de maladie, de chômage et de viellesse des ouvriers et ouvrières prolétaires. Mais c’était le travail social professionel qui, avant l’accès des femmes aux études universitaires, leur ouvrait un vaste champ d’action en dehors de la maison, qui correspondait d’une part aux tâches familiales de la femme, mais qui les dépassait par son envergure publique et par son impact politique. Ce n’est peut-être pas surprenant que ce soit une femme non-mariée, une femme célibataire, Berta Pappenheim, qui par le travail social se soit crée un rôle de „mère de famille“, par l‘éducation et l’intégration sociale de jeunes filles extrêmement pauvres, menacées de prostitution et de misère.

Berta Pappenheim naquit à Vienne en 1859 dans une famille de la haute bourgeosie juive, où le sort d’une jeunne fille était décidée dès la naissance: apprendre à mener convenablement un ménage en vue d’un mariage convenable. Mais ces conventions étaient pour Bertha Pappemheim comme un étau autour  de son besoin d’étudier et de faire un chemin dans le monde. Après la mort de son père qu’elle avait soigné pendant de longues années avec une dédication complète, elle devint gravement malade, était paralysée et souffrait de maux multiples. C’est alors qu’elle se mit à parler au névrologue Josèphe Breuer de ses angoisses et de ses besoins intimes. Celui-là, effrayé par la passion qu’elle se mit à éprouver pour lui, la déclara guérie et partit avec sa femme pour un second voyage de noces. Bertha Pappenheim, délaissée, tomba dans une grave dépression, passait quelque mois dans un sanatorium, décida finalement de s’établir à Francfort et de se dédier à l’éducation de jeunes filles des milieux juifs les plus pauvres de l’Europe de l’Est. Quand elle publia les „Mémoiren der Glückel von Hameln“, elle avait déja 51 ans et elle avait la renommée d’une femme exceptionelle et courageuse. Elle était à la tête de l’Union des femmes juives qu’elle avait fondée en 1904 et qui comptait après peu de temps plus de 50’000 membres, elle avait publié un grand nombre d’articles de critique et de pédagogie sociale, elle se mêlait dans le débat entre militaristes et pacifistes et luttait du côté des mouvements de femmes contre les préparatifs de guerre, elle voyageait dans les pays de la misère, en Pologne et en Russie, pour lutter contre le traffic des jeunes filles dont elle récupérait beaucoup dans son „Isenheimer Erziehungsheim“ qu’elle dirigeait avec beaucoup de sévérité et de bonté – bref, elle déployait sur le plan éducatif et spirituel comme sur le plan politique et administratif tout son besoin de maternité qu’elle avait laissé inassouvi sur le plan biologique.

En 1936, Bertha Pappenheim mourut d’un cancer. Les nazis étaient au pouvoir depuis trois ans, et la directrice du „Isenheimer Erziehungsheim“ avait été convoquée et menacée par la Gestapo. En 1942 Hannah Karminski, une amie proche à Bertha Pappenheim qui lui succédait dans la direction du hôme de jeunes filles, fut déportée, et avec elle toutes les pensionnaires et tout le personnel, d’abord au camp de Theresienstadt et plus tard dans les camps d’extermination.

D’après Hannah Arendt, les sphères de la vie sociale et celles de la vie politique restent différentes et doivent rester différentes. Leur distinction respective est, selon elle, une prévention effective de totalitarisme, le social gardant quelque chose du caractère communautaire de l’ancien „oikos“, régi par la nécessité et par le souci de la subsistance et, par conséquent, toujours dépourvu de liberté. Bien que les femmes et les hommes participent aujourd’hui aux deux domaines, leur répartition n’y est toujours pas égale, et le souci de bien-être général, le souci du bien commun, qui est à la base de tout élan et de tout effort dans le domaine social et qui correspond au besoin fondamental de justice (ou, comme Hannah Arendt l’exprime, au soin et au maintien de „l’inter-esse“, c’est-à-dire du réseau de dépendance réciproque et de responsabilité mutuelle entre tous ceux et toutes celles qui vivent ensemble), ce souci est encore de nos jours plus répandu et plus actif parmi les femmes. Il est nourri, je pense, par le sentiment que la souffrance physique est intolérable, et par la lutte contre cette souffrance, qu’elle soit causée par la faim, par la soif ou par le dédain de la simple vie humaine et de son besoin de bonheur.

Il me semble qu’une émancipation supplémentaire  des hommes et des femmes doit urgemment se faire dans les deux sphères, parce que l’accès aux biens matériels suffisants est la condition sine qua non pour mener dignement la vie, c’est-à-dire pour participer à la gestion politique comme pour jouir des biens immatériels culturels. Ainsi le domaine privé et la qualité de vie correspondante de la grande population reflètent clairement la qualité – l’esprit – du système politique. A ce point de vue, le slogan des années 68 que „le privé est public“ est toujours convaincant et reste en quelque sorte contraignant, non pas au sens de la privatisation et de la trivialisation des débats politiques comme nous les connaissons chez nous comme ailleurs, par exemple aux Etats Unis, mais au sens d‘un programme de justice sociale et ainsi de vraie prévention de souffrances humaines – programme qui ne peut être réalisé dans la complexité croissante du monde actuel que par une imagination sociale créatrice et une volonté politique effective dont la passion est le don partagé par les hommes et les femmes, dans l’engagement individuel comme dans l’encouragement mutuel.

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