Concept du projet élaboré par le groupe de travail “Interculturalité” – Introduire le plurilinguisme à l’école enfantine et primaire

Concept du projet élaboré par le groupe de travail “Interculturalité”

Introduire le plurilinguisme à l’école enfantine et primaire

Toni Bernet, Christiane Cordonier, Jeremy Narby, Cyril Ritchie, Maja Wicki

 Dialogue Nord-Sud: Forum 1998

 

                                           Le monde change. Pour y participer, il faut connaître les langues.

(I) Préliminaires

  1. Au cours des analyses effectuées en commun pendant les séances de cet été, le groupe de travail “Interculturalité” (le Groupe) s’est rendu compte que l’affaiblissement croissant du tissu social, dû aux nombreux effets du développement post-moderne et post-industriel de notre époque, parmi lesquels le déracinement et la fragmentation de la vie humaine comme l’accélération des changements technologiques sont des plus angoissants, demande – en tant que remède à long terme – un projet de base, approprié à corriger la dynamique négative de ce développement qui tend vers l’indifférence des uns pour les autres, la violence raciste et sexiste, la lutte pour le profit personnel au détriment du bien commun, finalement vers le dédain et la négation de la valeur des multiples liens de dépendance entre tous ceux et toutes celles qui vivent ensemble dans une même contemporalité et dans un monde commun. L’acceptation réciproque et le respect paritaire de ces liens – avec toute l’histoire et toutes les histoires collectives et individuelles qu’ils incluent et représentent – est proche de ce que nous entendons par le terme “interculturalité”.

1a. Le Groupe a constaté qu’en même temps le tissu social est de plus en plus effiloché par une augmentation des tensions entre les intérêts conservatoires d’une part, défendant les acquis structurels et hiérarchiques, et les intérêts dynamiques d’autre part, cherchant des issues émancipatoires et innovatives pour les graves problèmes économiques, sociaux et politiques du monde actuel. Le déséquilibre s’aggrave entre la globalisation de la misère, la globalisation électronique du marché financier et l’accroissement des billions qui tournent quotidiennement autour du monde, avec des effets immédiats sur la production comme sur les coûts et les conditions de la vie dans les divers pays. Ce désequilibre s’explique en grande partie par le fait que plus de 8O% du revenu mondial, des échanges et des crédits commerciaux, des épargnes et des investissements nationaux sont contrôlés par les 20% des personnes les plus riches du monde. Le pouvoir effectif de décision n’est plus géré par les gouvernements, mais par le capital dominé par la minorité de ces 20% dont la majorité écrasante sont des hommes, vivant dans les pays du Nord-Ouest. En d’autres mots, le désequilibre du bien-être dans les différentes parties du monde avec les conséquences connues du désoeuvrement, de l’appauvrissement, de la faim et des migrations, conséquences que les couches privilégiées considèrent comme une menace, est causée en grande partie par la participation inadéquate et minimisée des femmes comme du plus grand nombre des pays et des peuples de ce qu’on appelle communément le Tiers Monde au pouvoir de décision économique. La Suisse officielle, en même temps au centre et en marge de cette dynamique, partage ce sentiment de menace et se fige intérieurement et extérieurement dans la défensive.

1b. Parallèlement aux effets angoissants des phémomènes post-industriels et post-historiques – code pour notre époque traumatisée par tout ce qui doit être résumé par les noms d’Auschwitz, de Hiroshima et des noms de tous les génocides -, le Groupe constate néanmoins un bouillonnement positif dans la jeunesse, une grande curiosité d’apprendre et de connaître le monde, de voyager et de participer à la construction de l’avenir. Le besoin fondamental qui s’y manifeste est celui de ne pas être marginalisé, mais d’avoir une voix et une place irremplaçable dans la société respective, c’est à dire d’être compris et de se faire comprendre, d’être respecté et aimé. Ce même élan se retrouve dans les sociétés civiles dans le monde entier, notamment par le rôle que jouent les ONG. Au fond, il s’agit du besoin de changer les conditions de désequilibre, sans avoir recours à la violence. Si ce besoin réussit à se réaliser dans notre société assourdie par les hauts-parleurs de la propagande commerciale et essouflée par la brutalité de la course inexorable aux profits, s’il n’est pas éteint par la violence structurelle et particulière qui augmente quotidiennement, il peut devenir un puissant ferment social, apte à contribuer d’une manière surprenante à une véritable interculturalité. Celle-ci serait nécessairement le fruit d’une reconnaissance réciproque de la même valeur humaine.

  1. Après avoir examiné plusieurs projets propices à l’interculturalité comme nous l’avons définie, le Groupe s’est décidé d’en proposer un qui, à première vue, peut paraître modeste, mais qui rassemble en même temps quatre éléments fondamentaux:

– le maximum de forces actives destinées à construire l’avenir: les enfants de toutes les provenances et leurs parents vivant dans notre pays;

– l’instrument le plus important pour rendre possible l’échange, la communication et la compréhension entre ceux et celles qui vivent ensemble, pour amoindrir, tout au moins, ce qui est appelé le “fossé” entre les diverses parties de notre pays, entre la Romandie, le Tessin et les Grisons d’une part et la Suisse alémanique d’autre part, pour amoindrir les fossés entre les couches sociales et les habitants/habitantes des multiples provenances: les diverses langues parlées dans notre pays;

l’institution apte à former un esprit ouvert et solidaire qui soit capable d’apprécier la différence des êtres humains comme condition de base pour l’acceptation de soi-même, c’est-à-dire pour l’acceptation du même besoin et du même droit fondamental de chaque enfant et de chaque être humain de se sentir à l’aise et d’être partie prenante et réceptive dans la société dans laquelle on vit: les écoles (l’école enfantine et l’école primaire, en collaboration avec les associations de parents représentant les besoins et les droits des enfants dans cette société);

– les fins et les buts les plus réalisables quant au projet général d’un avenir moins discriminatoire, moins raciste et plus pacifique, cherchant au premier plan à exercer une influence sur les manuels d’école et les possibilités d’échange entre les élèves de plusieurs provenances et de tous âges, jusqu’au ton des médias, des interventions et discussions parlementaires de tous les niveaux politiques et peut-être jusqu’à une législation interculturelle au meilleur sens du mot.

 

(II) Le projet

  1. Le but est d’introduire le plurilinguisme à l’école, à l’école enfantine et primaire, c’est-à-dire l’enseignement et la pratique de deux langues nationales et d’une troisième langue à choisir localement.

1a. C’est un fait établi que les enfants apprennent facilement deux ou trois langues en même temps (cf. Nature 388, p. 171-174. 1997, ou NZZ, no. 168, 23 juillet 1997), leur cerveau ayant à cet âge la capacité de coordonner au même endroit la connaissance des divers vocabulaires et significations. Avec l’apprentissage et la pratique de plusieurs langues en bas âge, les enfants pourraient profiter des capacités et dispositions naturelles dont ils disposent pour toute leur vie. En même temps, ils s’entraîneraient à se servir de leurs facultés d’apprendre avec plaisir. Comprenant et parlant plusieurs langues, ils pourraient participer à l’échange et à la formation des opinions dans leur société respective avec aisance. Le danger que la méfiance et la peur réciproques prennent le dessus dans les peer-groups, les voisinages et la société en générale, pourrait en être amoindri considérablement.

1b. Par ce fait, l’enseignement général de plusieurs langues en bas âge, c’est-à-dire le plurilinguisme de la plus grande partie des enfants, pourrait contribuer, à long terme, à ce que les besoins humains fondamentaux soient compris et respectés avec plus de réciprocité, et à ce qu’une culture de solidarité, de partage et compréhension puisse germer.

  1. Le moyen pour atteindre le but: fortifier la collaboration entre les associations de parents et les responsables des programmes scolaires, en organisant annuellement une Conférence nationale des associations des parents. Cette Conférence des Associations parentales pourrait devenir partenaire des enseignants/enseignantes et de leurs structures de concertation (cantonale et intercantonale) comme des ONG intéressées aux questions d’éducation interculturelle et d’antiracisme; finalement elle pourrait devenir une institution complémentaire à la Conférence suisse des Directeurs cantonaux de l’Instruction publique.

2a. L’intégration des Associations de Parents dans le processus de décision des programmes scolaires permettrait

– aux parents suisses comme aux parents étrangers de faire entendre leur voix et d’ exercer leur influence dans une mesure égale, indépendemment du droit de vote existant ou non. Cela pourrait contribuer à corriger les discriminations sociales et politiques des étrangers vivant en Suisse, tout en activant d’une manière générale l’esprit de société civile qui implique une responsabilité directe et active de ceux qui vivent ensemble;

d’établir un dialogue plus vif et plus actif entre parents et enfants, entre les générations qui partagent la responsablité actuelle et future du commun bien-être de ce pays, les plus âgés représentant les intérêts des plus jeunes, aussi longtemps qu’ils n’ont pas de voix;

– de réaliser les principes de la Convention relative aux Droits de l’Enfant que la Suisse a finalement ratifiée, ouvrant une voie vers l’avenir, une perspective de participation culturelle et sociale égale à tous les enfants vivant dans notre pays, indépendemment de leur provenance géographique et de leur appartenance religieuse et sociale.

  1. Les acteurs et actrices responsables de la promotion et de la réalisation progressive de ce projet pourraient être la Fondation “Bildung und Entwicklung” qui est en train d’être constituée, comme d’autres organisations non-gouvernementales dont les buts correspondent à l’établissement d’une interculturalité créative et féconde, par exemple AKEP (Anadili ve Kültür – Egitim Projesi), Albanischer Lehrer- und Elternverband “Naim Frashëri” in der Schweiz, Arbeitsgemeinschaft zur Förderung des mehrsprachigen Unterrichts in der Schweiz, Centre de Contacts Suisses-Immigrés, CLAC (Corporate Language and Communication)/Tandem, le Comité national de l’UNICEF, Confederazione Generale Italiana del Lavoro CGIL-Scuola, Federazione delle Colonie Libere Italiane, Fondazione ECAP (Ente per la formazione e la ricerca), le Forum contre le Racisme, le Parlement des Jeunes, Stiftung Sprachen und Kulturen, le Mouvment pour une Suisse ouverte et démocratique (MODS), il settimanale “La Pagina”, Schweizerisches ArbeiterInnenhilfswerk SAH, Schweizerische Flüchtlingshilfe (SFH/OSAR), Stiftung Kinderdorf Pestalozzi, Schweizerische Gesellschaft für Bildungsforschung, Schule ohne Rassismus, Schweizerischer Verband des Personals öffentlicher Dienste VPOD/SSP (qui inclut certains syndicats d’enseignants/enseignantes) et autres.

 

(III) Conclusions

  1. Les résultats de l’introduction du plurilinguisme à l’école enfantine et primaire en Suisse – par le biais de la mise en valeur des association parentales et de leur coopération avec les organisations professionelles et non-gouvernementales et les structures des Directions de l’Education publique -, pourraient se manifester rapidement par une réactivation de l’esprit de responsabilité et d’interdépendance, indispensable à la vitalité d’une société civile et d’une démocratie ouverte. Le Groupe est optimiste que la promotion de ce projet ne se heurtera probablement pas à de grands obstacles, puisque le profit personnel et collectif, résultant de l’avantage de parler plusieurs langues, est déjà largement reconnu en Suisse.

En cas d’acceptation du projet par la Commission des délégué(e)s du Dialogue Nord-Sud, il y aurait lieu d’en faire la promotion ciblée auprès des autorités publiques et des médias.

 

Rédaction: maw / Zurich, fin octobre 1997

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