Les difficultés dialectiques entre liberté et conscience – Comment arriver à une cohésion fiable entre le raisonnement et les émotions, entre l’intellect et le cœur, dans les relations privées comme dans les décisions politiques?

Colloque international Hannah Arendt du 10 au 12 mai 2007

UNIL(IEPI)-UOG Lausanne-Genève

 

Les problèmes dialectiques entre liberté et conscience

et la recherche de la cohérence entre intellect, émotions et décision d’action[2]

 

Résumé:

“Notre héritage n’est précédé d’aucun testament”. C’est par cet aphorisme de René Char que Hannah Arendt commence son introduction aux réflexions qui ont paru en 1961 sous le titre “Between past and future”, puis – révisé et approfondi – en 1968. Ce qui se manifeste “entre le passé et l’avenir” – entre l’irréversible du temps vécu et l’inconnu du temps non-vécu -, c’est le moment fugitif où la chance se présente à l’être humain de joindre la curiosité au raisonnement, de connaître la force vitale ou paralysante des émotions, de savoir choisir, de juger et de prendre des décisions, bref, d’ouvrir l’inconscient à la conscience et d’agir. Hannah Arendt – à l’âge de 54 ans – se trouve elle-même à la recherche ‘un seuil stable entre l’analyse critique de l’histoire, le désespoir et l’espoir.  De plus en plus, elle se rend compte que toute philosophie, toute théorie, même la mémoire est liée à cette capacité de choisir – la liberté -, et que cette même capacité dirige les projections vers les autres êtres humains dans les relations privées comme dans la participation politique. Pour elle qui aime briller par les mots, c’est un dur travail d’approfondir avec un sens critique ce qu’elle considère important de dire.

 

Pour Hannah Arendt, le fait de naître est un exercice imposé, mais qui comporte une importante dimension de choix. Cela illustre une contradiction complexe: d’une part, l’être humain ne peut pas choisir l’histoire ni les amas de ruines sur lesquelles il a été placé à la naissance et, d’autre part, le nouveau-né, par sa première respiration, dit oui à sa place dans l’histoire. Voici le fond des problèmes dialectiques entre liberté et conscience qui augmentent au cours du temps – “conscience” au sens intellectuel, neurologique et psychanalytique de “Bewusstsein”/”Bewusstheit” (consciousness) et au sens psychique et moral de “Gewissen” (conscience).

 

Il me paraît important d’entrer dans une analyse de ces problèmes qui touchent au plus profond l’être humain dans le conflit avec l’histoire et avec soi-même, dans ses besoins vitaux, ses angoisses et sa solitude comme dans le conflit avec les autres, avec leurs besoins, leurs intérêts et  leur pouvoir. Hannah Arendt elle-même s’était réfugiée d’une part dans des théories dont l’amalgame servait de corset à sa pensée, d’autre part dans le dialogue très personnel avec des personnes qui lui étaient chères et qu’elle considérait pour leur clarté – de Platon et Aristote à Saint Augustin, à Kant et à Kierkegaard, à Rahel Varnhagen, à Franz Kafka et à Walter Benjamin. Elle ne doutait pas de sa place dans le grand discours humain, mais elle manifestait qu’au fond elle était à la recherche d’un terrain stable pour elle-même et pour sa propre pensée: pour le cœur qui pense.

 

Conférence à la plénière, Université de Lausanne, 12 mai 2007:

Quand Hannah Arendt décida en 1960 de publier les articles et conférences des années 1953 à 1957 en un livre qu’elle considérait comme “une suite de compositions musicales” et comme sa meilleure œuvre[3], elle avait 54 ans. Elle était en pleine forme et fière de son succès intellectuel aux Etats-Unis comme en Europe, mais en même temps elle manifestait un grand besoin de résoudre un problème dialectique qui se manifestait comme un déséquilibre en elle-même: d’une part entre l’urgence qu’elle sentait de nourrir la pensée par les expériences de la vie vécue et d’autre part entre les théories philosophiques et la réalité des évènements politiques. Il s’agissait de contradictions qu’elle connaissait depuis sa jeunesse, mais leur poids avait augmenté au cours du temps. D’une part, il y avait les vibrations du cœur qui représentaient pour elle le don le plus précieux que l’être humain avait reçu pour pouvoir comprendre et supporter le fait d’être en tant qu’individu responsable de soi-même et de vivre ensemble avec un immense nombre d’autres êtres humains dans le même monde[4]. D’autre part, il lui fallait une “boussole intérieure”[5] pour pouvoir s’orienter dans “l’inter-esse“, se décider et agir avec une conscience fiable dans le court espace de temps réservé à la vie personnelle.

Pour mieux comprendre en quoi consistaient les problèmes qui occupaient Hannah Arendt en ce moment, il faut d’abord cerner  “l’instant fugitif ” dans lequel elle se trouvait et où elle se sentait moralement obligée non seulement de penser, mais en même temps d’agir. Pourquoi  ressentait-elle cette urgence? “Agir” avait toujours eu pour elle la signification de prendre la parole, d’entrer dans le discours politique, de ne pas craindre la dispute, de juger – éventuellement d’accepter d’être jugée – et de reprendre la parole.

“Notre héritage n’est précédé d’aucun testament”

Pour commencer son introduction à la publication de textes qui ont paru en 1961 (puis – révisés et approfondis – en une seconde édition en 1968), elle choisit un aphorisme de René Char: “Notre héritage n’est précédé d’aucun testament”[6]. Ce n’est pas par hasard qu’elle le choisit. Comme toujours quand il s’agissait de joindre ses émotions à une décision intellectuelle et existentielle, Hannah Arendt était à la recherche d’une espèce de bâton de sécurité comme d’une main paternelle fiable. Le fait d’avoir perdu son père quant elle avait huit ans à peine explique ce besoin d’un ersatz de père qui l’accompagnait pendant toute sa vie. En ce moment, c’était René Char qui représentait l’intellectuel poétique de la Résistance française, le héros du Maquis pendant les pires années de la guerre, doué de mots et de ystères, qui avait choisi Hypnos, le représentant grec du sommeil, pour transmettre ses réflexions sur la responsabilité vis-à-vis des autres. Il avait écrit que ce dieu – fils de Nyx (la nuit) et frère de Thanatos (la mort) – “saisit l’hiver et le vêtit de granit; l’hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu; la suite appartient aux hommes[7].

Hannah Arendt le prit au sérieux. Elle continuait à défendre l’importance de la liberté de choix, de décision et d’action. Et elle fit comprendre qu’elle se sentait responsable de cet – “The Gap between Past and Future[8] -, entre l’irréversible du temps vécu et l’inconnu du temps non-vécu, quoique le moment soit un court passage où la chance se présente de joindre la curiosité au raisonnement, de connaître la force vitale ou paralysante des émotions, de choisir, de juger et de prendre des décisions, bref, d’ouvrir l’inconscient à la conscience et d’agir. Elle se rendait de plus en plus compte que toute philosophie, toute théorie, même la mémoire est liée à la capacité et au droit de choisir – à la liberté -, et que cette capacité dirige les projections vers les autres êtres humains dans les relations privées comme dans la participation politique. Pour elle qui aimait briller par les mots, il était urgent d’activer son imagination à propos du présent

Seulement, de quel “héritage” s’agit-il? La distinction entre penser et agir – par exemple – faisait partie de “l’héritage” philosophique de Hannah Arendt, surtout de l’héritage socratique de Platon comme de celui de Kant quant à la signification de penser, de comprendre et de décider, ou, un sur le plan politique de celui d’Aristote, de Nicccolò Machiavelli, de Michel de Montesquieu et d’Alexis de Tocquevillehéritage de réflexion et d’argumentation auquel elle s’était agrippée et qu’elle aimait présenter comme intangible. Mais en ce moment, elle se sentait de plus en plus obligée de réviser les théories avec leurs aspects de “vérité” déclarés, c’est-à-dire de “redistiller l’esprit original des termes traditionnels, cet esprit qui s’était ignoblement volatilisé des mots-clés du langage politique – des mots comme liberté et justice, autorité et raison, responsabilité et vertu, pouvoir et gloire – en ne laissant qu’une pelure vide, censée suffire à payer presque toutes les dettes, sans aucun égard pour la réalité qui se trouve derrière”[9]. Elle s’adressa à Franz Kafka pour trouver un prélude à cet examen qui lui paraissait nécessaire: “Il est dur de dire la vérité, car il n’y en a qu’une; mais elle est vivante, et ainsi elle change vivement est de visage”[10]. Ce qui pour Franz Kafka avait une signification correspondant à la complexité de ses relations et angoisses existentielles, en avait une autre pour Hannah Arendt, bien qu’il y ait eu des aspects synchroniques quant à leur héritage juif. Pour elle, ces deux “héritages” s’opposaient  en quelque sorte. Nous y reviendrons.

“L’instant fugitif entre le passé et l’avenir”

Il faut se rappeler qu’en 1960,  “l’instant fugitif” dans lequel Hannah Arendt se trouvait, était en connexion avec l’arrestation d’Adolf Eichmann le 24 mai en Argentine. Je pense que cette arrestation réveilla en elle son sentiment du devoir,  un éveil flamboyant, proche de l’image que René Char avait choisie dans ses “Feuillets d’Hypnos” de ce dieu du sommeil hivernal, dur comme du granit, qui s’est transformé en feu. Et comme “la suite appartient aux êtres humains”, Hannah Arendt y trouva la confirmation qu’elle avait le choix de décider et d’agir, que ce choix lui appartenait. Dès que l’ONU eut accepté que le procès Eichmann ait lieu en Israël, Hannah Arendt proposa au rédacteur en chef du New Yorker – William Shawn – d’aller à Jérusalem, d’assister au procès et d’en assumer la couverture. William Shawn en fut ravi, et Hannah Arendt se mit à organiser impatiemment son rôle de correspondante politique en Israël.

Pourquoi cette décision? Etait-ce un besoin de changer de rôle et de vivre corps et âme une nouvelle expérience? – ou était-ce ce sentiment de responsabilité, ce “devoir vis-à-vis de son passé”[11], lié à la responsabilité de la “pensée politique”, comme elle le dit dans une lettre à Heinrich Blücher? Nous arrivons à l’opposition évoquée plus haut: comme son héritage philosophique ne lui était pas utile dans cette circonstance, Hannah Arendt s’est appuyée sur ce qu’elle jugeait évident: que “la pensée naît des événements de l’expérience vécue à laquelle elle doit rester liée comme à un poteau indicateur grâce auquel il est possible de s’orienter”[12].

En fait, “les expériences vécues” par Hannah Arendt pendant les années précédentes, lui avaient donné une direction. Elles étaient pour elle d’une importance. Les résumer permet de s’en rendre compte:

– La première d’entre elles fut celle de l’émigration et de l’assimilation rapide aux conditions de réfugiée à New York, tout cela vécu avec beaucoup plus de  légèreté, de curiosité et de chance que son mari Heinrich Blücher ou que sa mère Martha Beerwald-Cohn. Tandis qu’eux se trouvaient comme perdus en ce nouveau monde, Hannah Arendt poursuivit ses relations avec la Jewish Agency, ce qui lui permit de trouver au bout de peu de mois du travail qui correspondait à ses intérêts, à son sens de la responsabilité active, par le travail d’édition et de publication, comme à son besoin de participer aux débats politiques sionistes, avec toutes les controverses et conséquences qui s’ensuivirent. Elle était habituée à dire ouvertement ce qu’elle pensait, à y insister et même à provoquer. Les réactions à ses propos, les attaques même ne l’ont jamais réduite au silence. (Nous y reviendrons plus tard).

–  Deuxièmement, il y eut l’expérience de vivre dans l’Amérique de “la guerre froide”, une expérience qui – de 1948 à 1956 – signifiait pour son mari Heinrich Blücher, cet ancien marxiste et membre des Spartakistes de Berlin, un danger constant, même pour elle en tant que sa femme. Mais rien ne pouvait empêcher Hannah Arendt de s’exprimer et d’entrer publiquement dans le discours intellectuel en publiant: ni de se savoir surveillée par les contrôles clandestins omniprésents de ce système “prétotalitaire” (comme elle appela plus tard le McCarthisme), ni la méfiance anticommuniste ni l’angoisse dont souffraient beaucoup d’intellectuels, en raison d’accusations fondées sur des suspicions ou des trahisons, suivies d’arrestations, de pertes du droit de séjour en Amérique (comme par exemple pour Charlie Chaplin et Berthold Brecht)[13] ou de procès allant jusqu’à la peine de mort pour suspicion d’espionnage au profit de l’URSS (le cas d’Ethel et Julius Rosenberg).

–  Troisièmement, il y eut l’expérience nouvelle et majeure de l’enseignement universitaire. Elle  enseignait à l’université de Berkley, à la New School à New York et dans d’autres universités. Elle avait réussi à s’établir en tant que professeur, elle en était fascinée et en même temps vite à bout de souffle. La correspondance quotidienne avec Heinrich Blücher[14] transmet son enthousiasme, ses sentiments de fierté ou même d’orgueil, mais aussi son stress et sa fatigue.

–  Quatrièmement, Hannah Arendt gagna en assurance par la publication d’articles et de livres à un rythme stupéfiant. En voici quelques exemples:

Déjà en 1951, elle avait fait paraître à New York la première édition de “The Origins of Totalitarism”[15], dont la seconde édition parut en 1958 (après la première édition en allemand en 1955)[16], une œuvre “sobre et réaliste, d’une compréhension purificatrice”[17], comme Karl Jaspers l’avait décrite dans la préface et dont Heinrich Blücher – auquel le livre fut dédié – était certainement en grande partie autant l’auteur que Hannah Arendt.

Puis en 1958, elle publia “The Human Condition”[18], ses réflexions sur l’histoire de la vie active des êtres humains dans la pluralité et complexité de leur interdépendance sociale et politique, en mettant au centre la polis grecque comme modèle politique de liberté, sans avoir pris conscience du fait que ce modèle aristocratique avait été un système de classes sans égalité des droits, ni pour les femmes, ni pour les esclaves.[19]

La même année avait paru à Londres son livre sur Rahel Varnhagen (traduit en anglais par Mary McCarty )[20] dont le manuscrit – en quelque sorte l’héritage de sa jeunesse à la recherche de son identité juive –  l’avait accompagnée depuis 1930.

En plus, aussi en 1958, elle avait encore publié – en allemand et en anglais en même temps – ses réflexions sur la “Révolution hongroise et l’Impérialisme total”[21], tout cela alors que l’Amérique était de plus en plus divisée par la lutte des Noirs contre la ségrégation et par la guerre du Vietnam qui s’aggravait. Hannah Arendt qui admirait Martin Luther King et l’immense élan antiraciste qu’il représentait par sa lutte paisible pour les droits politiques de son peuple, avait pris position d’une manière controverse dans ses “Réflexions sur Little Rock”[22] où elle s’était exprimé contre la tentative de déségrégation scolaire, considérant l’assimilation forcée des écoliers noirs et blancs comme un fardeau posé par les adultes sur les épaules des enfants. Elle fut mal comprise et attaquée par une partie de la presse américaine.

– Cinquièmement enfin, son sentiment de valeur personnelle fut encore renforcé par l’honneur d’être invitée à faire le discours officiel lors du Prix de la Paix des Librairies allemandes décerné à Karl Jaspers en 1958, puis, en 1959, de recevoir elle-même le prix Lessing de la Ville de Hambourg – en tant que femme et en tant que juive quelque chose d’extraordinaire. Hannah Arendt avait réussi à regagner sa place en Allemagne, sa patrie d’origine. Elle en fut touchée et fière. Et cette expérience fut encore confirmée la même année par le Bureau allemand de réparation financière à Berlin, qui lui paya une somme de – sic – 45’000 DM. Elle lui avait adressé de son propre chef une demande de réparation, le régime nazi ayant empêché sa carrière universitaire en Allemagne, et sa demande fut acceptée, la réparation maximum lui étant accordée, comme elle écrit pleine de satisfaction à Heinrich Blücher[23].

Malgré cette ivresse du succès et du nouveau bien-être matériel, Hannah Arendt resta attentive sur le plan politique. Les événements survenus aux Etats-Unis, sa nouvelle patrie, l’intéressaient, mais l’engageaient moins que tout ce qui se passait et s’était passé dans sa patrie et son continent de provenance. Depuis 1956, Heinrich Blücher et elle avaient partagé l’espoir que le régime totalitaire en URSS changerait, suite à la mise en accusation de Staline – mort en 1953 – par Khrouchtchev. Mais bien qu’à Moscou et à Leningrad une certaine ouverture eût lieu, cet espoir fut étouffé par la réponse de l’armée soviétique au mouvement révolutionnaire en Hongrie, par cette grave régression politique et par le retour cruel dans le système totalitaire. C’était cette continuation du passé en des pays d’Europe qui absorbait son attention, c’était le fait que le présent restait lié à l’histoire vécue à partir de la Première Guerre Mondiale jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’était cette perte de liberté politique et de valeur de vie, causée de nouveau par un système étatique, avec pour conséquences la souffrance et la mort d’innombrables êtres humains.

Ce même “instant fugitif ” abritait également la réalité pleine d’incertitudes de l’Etat d’Israël, une réalité encore plus complexe qui occupait son attention intellectuelle et son cœur. Car en même temps que se jouait la Révolution hongroise, la Crise du canal de Suez s’était accélérée avec une rapidité angoissante par l’intervention militaire de l’Angleterre et de la France, puis par la guerre israélienne du Sinaï. Hannah Arendt avait alors craint que l’aggravation politique et militaire simultanée en Europe de l’Est, au Proche Orient et au Vietnam ne débouche sur une troisième guerre mondiale et une destruction globale. Mais cette angoisse, fondée par la succession de guerres dont elle avait été témoin depuis son enfance, allait en elle de pair avec une certitude : elle avait le devoir de prendre la parole, de dire ce qu’elle pensait et contribuer par le raisonnement à la recherche des causes amenant à des décisions destructives – les causes du mal – dans le système de “l’inter-esse” commun, comme aussi à celle de solutions politiques raisonnables. Elle était convaincue que les catastrophes humaines étaient causées par “l’inaptitude à penser et le désastreux échec de ce qu’on appelle communément la conscience” et elle ajouta que “le mot même de con-science penche dans cette direction, puisqu’ il signifie ‘savoir avec et par moi-même’, forme de connaissance qui s’actualise dans tout processus de pensée”[24].

La boussole intérieure

Voilà que l’arrestation d’Adolf Eichmann et peu de temps après la certitude du procès en Israël firent remonter en Hannah Arendt la complexité du passé politique – du passé allemand et européen, du passé juif en général et de son passé personnel, et dans cette complexité les questions du pourquoi, de la responsabilité et de la culpabilité, les questions de la liberté de choix et de la conscience du mal. Sa décision de s’impliquer activement, son besoin de comprendre et de prendre position – c’est-à-dire d’agir – correspondaient à ce qu’elle avait toujours considéré comme primordial. Pour Hannah Arendt, toute décision dépendait du degré de conscience dans la double signification du mot: au sens psychique et moral (“conscience” an anglais; “Gewissen” en allemand) comme au sens neurologique, intellectuel et psychoanalytique (“consciousness” an anglais; “Bewusstheit/Bewusstsein” en allemand).

Mais qu’est-ce qui en elle était “la boussole intérieure”? Comment pouvait-elle savoir que la direction choisie était la bonne? Elle fit appel à plusieurs soutiens paternels: elle avait besoin de l’échange presque quotidien de lettres très personnelles avec Heinrich Blücher où ses émotions, ses observations et ses réflexions pouvaient être exprimées sans aucun gêne; mais aussi de l’échange intellectuel avec Karl Jaspers et de l’échange d’informations avec Kurt Blumenfeld – surtout en ce qui concernait la presse en Israël – dont l’importance était en ce cas la plus complexe. Ce besoin de soutien et d’échange allait de pair avec la confiance dans la compréhension réciproque.

En plus, Hannah Arendt s’appuya sur le modèle d’action trouvé en René Char,  qui – bien que ni juif ni allemand – lui avait prêté un leitmotiv convaincant par la double fiabilité dont il avait fait la preuve: tout autant par sa responsabilité politique pendant le temps de combat contre l’invasion totalitaire au milieu d’un groupe d’hommes dont la vie dépendait de la manière d’agir des autres, que par sa responsabilité de penser en des intervalles de solitude, “cet étroit chemin hors le temps”[25], comme elle l’interprétait.

Hannah Arendt se rendit compte qu’en ce moment de sa vie, elle devait se concentrer sur ce qui retenait toute son attention et la touchait le plus, se référant à Walter Benjamin, cet ami des années vécues à Paris dont elle avait pu sauver quelques manuscripts importants, sur “ce que la pensée, la mémoire et l’anticipation peuvent sauver dans l’amas de ruines du temps historique et biographique, sur ce qui touche l’être humain”[26]. Et ce qui touchait et activait le plus les vibrations de son coeur, c’était la possibilité de prendre part à l’analyse celui qui avait été responsable de l’organisation du transport de millions d’êtres humains à travers toute l’Europe vers les camps de concentration et vers la mort, c’est-à-dire responsable de  l’extermination organisée et réalisée selon un système administratif et industriel humainement inimaginable.  Clarifier les causes et dimensions de la culpabilité d’Adolf Eichmann lui permettrait – peut-être – de trouver une réponse à la question de savoir pourquoi l’être humain, ayant la liberté de choisir, ne renonce pas à faire le mal, pourquoiinexorablement il fait le mal, une réponse hors des explications mythologiques et des clichés scientifiques ou populistes, donc sans grandes déclarations « sur la nature mauvaise de la race humaine, sur le péché originel, sur l’agressivité humaine innée etc. en général – et sur ‘le caractère national’ allemand en particulier »[27]

 Le besoin du soutien paternel de Kurt Blumenfeld se conjuguait pour Hannah Arendt avec son impatience de reprendre le dialogue intense avec les intellectuels de son peuple d’origine – comme elle l’avait connu en des périodes décisives de sa vie. Il y avait des us et coutumes qui lui rappelaient peut-être le milieu de son enfance à Königsberg, de sa jeunesse à Berlin et à Marburg, à Heidelberg et de nouveau à Berlin comme des années vécues à Paris, un milieu dans lequel elle avait pu développer tous ses talents de compréhension et d’amitié comme sa hardiesse dans la réflexion et la discussion. Que  ce milieu patriarcal fonctionne selon des règles de comportement plus dures que celles du milieu maternel dans lequel elle avait eu sa place de fille douée et unique, elle l’apprendra douloureusement par la suite. Un court résumé peut expliquer un des aspects de sa vie – les relations avec le sionisme – qui reprit alors de l’importance:

– C’était en 1933 à Berlin, mariée à Gunther Stern[28], qu’elle avait été proche des cercles sionistes allemands, sans en être membre. Kurt Blumenfeld[29], qui en était le chef, et Paul Arendt, le père de Hannah Arendt, s’étaient bien connus du temps de leurs études. Et c’était Kurt Blumenfeld qui avait convaincu Hannah Arendt à de faire de la recherche dans les bibliothèques allemandes pour connaître la propagande antisémitique dans les magazines et journaux populaires  – ce qui lui avait valu une arrestation  par la Gestapo, puis la fuite par Prague et Genève à Paris. Kurt Blumenfeld avait émigré en Palestine bien avant la guerre, et Hannah Arendt avait gardé avec lui un échange de lettres dense et désinvolte, quoique souvent controverse. Sa présence à Jérusalem lui assurerait pendant le procès Eichmann une possibilité de discussion importante, en plus d’une connaissance des médias israéliens en hébreux.

– C’était aussi grâce à Blumenfeld et à ses relations sionistes que Hannah Arendt, avait pu trouver à Paris un travail de secrétaire, un revenu suffisant et un grand nombre de relations importantes comme aussi – en lien avec son travail pour l’Aliya des jeunes – le premier voyage à travers la Méditerranée en Grèce et en Palestine.

– De même, peu de mois après son arrivée à New York avec Heinrich Blücher en mai 1941, c’est  – comme j’ai déjà mentionné – par le même milieu sioniste de la Jewish Agency  que Hannah Arendt trouva un emploi à la rédaction du magazine “Aufbau” du German-Jewish Club. C’est ainsi qu’elle put commencer à prendre position en tant que “penseuse politique” et à publier des textes que je considère parmi les plus courageux qu’elle ait écrits. Ainsi elle est intervenue en mai 1942 dans les débats sur une armée juive européenne et elle en défendit la nécessité, pour que le peuple juif puisse sortir de la fatalité paralysante d’être victime, pour qu’il puisse s’organiser dans toute l’Europe et contribuer à lutter contre Hitler. En plus, au sujet de la conférence à l’Hôtel Biltmore à New York en 1942 et de la conférence à Atlantic City en 1944, elle a osé formuler très clairement ses critiques et ses avertissements face à une déclaration étatique israélienne sans qu’un contrat eut été élaboré avec la population arabe. Elle a osé dire que ce serait une fraude politique désastreuse de réaliser en Palestine ce qu’elle considérait comme un trompe-l’oeil de Herzl; pour “le  peuple sans pays” il n’existait pas de “pays sans peuple. Tout en acceptant la nécessité d’un Etat israélien pour assurer  la sécurité politique et existentielle du peuple juif, Hannah Arendt était persuadée que la méthode sioniste envisagée, en méprisant les droits et besoins de la population qui vivait en Palestine depuis des générations, répéterait les modèles nationalistes du 19e siècle avec toutes les guerres du 20e siècle; elle avertissait que cela conduirait dans une catastrophe.

–  Parce qu’elle s’exprimait ouvertement, Hannah Arendt fut attaquée et même exclue de publications dans “Aufbau” par les représentants nationalistes autour de Ben Gurion, mais elle fut aussi encouragée par quelques sages, surtout par Judah L. Magnes, le président de l’Université hébraïque de Jérusalem, qui de 1919 jusqu’à sa mort avait cherché et défendu le dialogue entre les représentants arabes et les juifs. Se référant à lui, Hannah Arendt publia en 1948 – après la Déclaration de l’Etat d’Israël et l’immédiate situation de guerre – un article prophétique, insistant sur l’urgence de signer un armistice et de trouver une issue politique conduisant à la paix, une paix fondée sur des contrats réciproques entre les deux peuples Il s’agissait,  de trouver – comme Martin Buber y avait insisté – une solution démocratique pour que deux Etats puissent vivre l’un près de l’autre et qu’ils puissent se partager la Palestine sans idéologies nationalistes et sans violence militaire. Bien que ses réflexions ne fussent ni prises au sérieux ni respectées, Hannah Arendt ne céda pas.

– La même année 1948, lors de la visite de Menahem Begin à New York, elle prit l’initiative – par une lettre publique – de l’accuser lui et son “Parti de la liberté” (Tnu’at Haherut) du massacre de 240 habitants innocents du petit village Deit Yassin, dont  un grand nombre d’enfants et de femmes. Un crime – écrit-elle – causé par “une idéologie remplie d’un mélange d’ultra-nationalisme, de mysticisme religieux et de propagandes de supériorité raciste”[30]. Cette fois-ci, elle n’était pas seule, nombre d’intellectuels courageux avaient signé avec elle cette accusation publiée dans le New York Times, parmi eux Albert  Einstein; mais cette lettre aussi, bien que publié, resta sans réponse.

Quand en 1960, après une longue période surtout consacrée à, son “héritage” philosophique, Hannah Arendt décida d’aller en Israël, elle était prête à retrouver son “héritage” juif, sans aucune rancune. Elle était impatiente de s’occuper à fond de la complexité des questions du mal et de la culpabilité, qui avaient atteint une démesure défiant toute loi pénale et toute comparaison historique. Ce qui permit à Hannah Arent de focaliser son analyse, c’était le fait qu’Eichmann représentait un des milliers et milliers d’hommes qui avaient adhéré sans révolte ni remord à la “solution finale” que préconisait Hitler, prêts à commettre des crimes atroces déclarés légitimes. C’était le fait que cet accusé, dont personne ne doutait de la culpabilité, reconnaissait la légitimité du tribunal qui allait le juger au sujet de l’organisation du transport de peuples entiers à travers toute l’Europe dans les camps de concentration et d’extermination – le peuple juif, le peuple des Roms -, de millions d’hommes, de femmes et d’enfants déclarés inutiles – les malades mentaux et les faibles, les opposants politiques et religieux, les marxistes, les prisonniers de guerre, les homosexuels etc. etc.  Tout cela permit à Hannah Arendt d’étendre son analyse aux raisons et conséquences d’un pouvoir absolu s’exerçant dans le but de soumettre, de contrôler et d’éliminer une partie de l’humanité.

Le mal – l’inaptitude à penser et le manque de conscience

La question-clef que Hannah Arendt voulait résoudre était celle des problèmes dialectiques entre liberté et conscience, entre le oui ou le non  face à la nécessité de se décider et d’agir. Cette question se posa alors avec une grande acuité, liée à sa soif de recherche comme au  besoin de se protéger elle-même. Elle ne voulait pas esquiver la question, se rendant compte qu’il ne s’agissait pas de chercher des solutions théoriques, mais des réponses aux questions de “l’héritage” allemand comme juif, c’est-à-dire de l’héritage humain quant à l’interactivité entre agents et victimes, “au fond l’être humain et sa capacité de juger selon son libre arbitre”[31], comme Hannah Arendt le dit dans la préface de son reportage du procès Eichmann.

Dans le cadre de ce “Colloque”, il n’est pas possible d’aborder l’immense documentation des “massacres administratifs” (“administrative massacres” en anglais, “Verwaltungsmassenmord” en allemand) sur laquelle se basaient le procès comme le reportage de Hannah Arendt. Je pense que cette documentation sinistre avait pour elle le poids de la réalité du passé, dominée et anéantie par Hitler et ses innombrables adhérents, une réalité remplie de la cendre de toutes les vies éteintes. Dans cette réalité,  elle se trouvait alors comme dans une bibliothèque noire dont elle aurait reçu la clef pour y entrer et pour rendre compte de son contenu à d’autres êtres humains. Mais pour accomplir cette tâche et trouver en même temps une réponse aux questions qui la tracassaient elle-même, elle ne devait pas se laisser enfermer dans l’abîme du noir. Pour pouvoir en sortir, tout en gardant la clef, il lui fallait la clarté du cœur qui pense: il lui fallait le courage.

C’est ainsi que je m’explique, d’une part, la sobriété et l’exactitude du compte-rendu de ce procès, et, d’autre part, le courage dont Hannah Arendt a fait preuve dans son analyse de la personnalité d’Adolf Eichmann, un homme qui, ayant eu un rôle dans le système totalitaire auquel il s’était soumis sans conditions et sans regard critique, n’avait été qu’un rouage dans le fonctionnement administratif de ce système. L’intention de Hannah Arendt, clairement transmise dans la préface du livre, était double. D’une part, elle envoyait un avertissement: le contenu lugubre de la documentation du système totalitaire nazi était en quelque sorte comparable à tout système bureaucratique moderne et “dans un proche avenir d’automatisation économique il y aura la tentation d’exterminer parmi les êtres humains tous ceux dont l’intelligence sera considérée insuffisante”[32]. D’autre part, elle voulait se concentrer sur les raisons du mal commis par des êtres humainsincapables d’imaginer la portée de ce qu’ils font, faisant ce qui est déclaré légitime qu’ils fassent, se soumettant soit à une loi, soit à l’ordre de quelqu’un qui a une fonction supérieure. Qu’elle puisse oser parler de la “banalité du mal” souleva l’incompréhension, voirefut refusé de,  même le refus de chercher à comprendre, à quelques rares exceptions près. Hannah Arendt n’avait pu imaginer la force de la vague de reproches qui allait déferler sur elle après que son reportage fut édité. On lui reprocha de manquer de pudeur, d’émotion, allant jusqu’à l’accuser de sarcasme.

Dix ans plus tard Hannah Arendt résuma les intentions et buts de son reportage: “…j’ai parlé de la ‘banalité du mal’, et je n’avais là en tête aucune théorie ni doctrine, mais quelque chose de très factuel, le phénomène des actions mauvaises, commises sur une échelle gigantesque, qui n’avaient pour origine aucune méchanceté, pathologie ou conviction idéologique particulières chez l’agent, dont le seul caractère distinctif était peut-être un extraordinaire manque de profondeur. Quelque monstrueuses que fussent ses actions, l’agent n’était ni monstrueux ni démoniaque; et la seule caractéristique spécifique qu’on ait pu détecter dans son passé ainsi que dans son comportement durant le procès et l’interrogatoire de police qui avait précédé était quelque chose d’entièrement négatif: ce n’était pas la stupidité, mais une curieuse  et assez authentique inaptitude à penser. Il fonctionnait dans le rôle de criminel de guerre important comme il l’avait fait sous le régime nazi; il n’avait pas la moindre difficulté à accepter un ensemble entièrement différent de règles. Il savait que ce qu’il avait naguère considéré comme son devoir était désormais déclaré criminel, et il acceptait ce nouveau code de jugement comme si ce n’était rien d’autre qu’une règle de langage.”[33]

L’inaptitude à penser que Hannah Arendt constate en Eichmann est jointe à l’inaptitude et – par conséquence – au manque de conscience, “con-science qui signifie ‘savoir avec et par moi-même'”[34]. Plus tard, dans le même texte, se référant à Richard III de Shakespeare, elle entre plus précisément dans la double signification de ce terme. “La conscience (en anglais ‘conscience’, en allemand ‘Gewissen’), telle que nous l’utilisons dans les questions morales et juridiques, est censé d’ être toujours présente en nous, de même que la conscience (‘consciousness’ – ‘Bewusstheit, Bewusstsein’). Et cette conscience est aussi censée nous dire quoi faire et de quoi nous repentir: c’était la voix de Dieu avant de devenir la’ lumen naturale’ ou la raison pratique de Kant. (…) La conscience (‘conscience’ – ‘Gewissen’)  semble une pensée d’après-coup, cette pensée qui est suscitée par un crime, comme dans le cas de Richard lui-même, ou par des opinions non examinées (comme dans le cas de Socrate dans le dialogue Le Grand Hippias), ou comme la crainte anticipée de telles pensées d’après-coup, comme dans le cas des meurtriers cachés dans Richard III.”[35] Cette conscience, selon Hannah Arendt, ne fournit pas de prescriptions positives, mais indique seulement ce qu’il ne faut pas faire, ou, comme dit Shakespeare, “elle accable l’homme d’obstacles”.[36]

Pour Hannah Arendt, “penser en ce sens non cognitif (…) n’est pas une prérogative de quelques-uns, mais c’est une faculté présente chez chacun; de même l’inaptitude à  penser n’est pas la ‘prérogative’ des nombreuses personnes qui manquent de puissance cérébrale, mais la possibilité toujours présente pour chacun – y compris les scientifiques, les universitaires et autres spécialistes d’entreprises mentales – de fuir ce rapport avec soi.(…)  Il s’agit du monsieur tout le monde pas méchant qui n’a pas de motifs particuliers et, pour cette raison, est capable d’un mal infini; à la différence du monstre, lui ne regarde pas en face à minuit le désastre qu’il a causé.”[37]

Une question importante se pose alors: si “l’inaptitude à penser”, c’est-à-dire le manque de conscience est une “faculté présente chez chacun” de faire le mal, est-ce que faire le mal veut dire décider en toute liberté, puisque c’est la liberté qui, pareille au “daimonion” – l’esprit – au sens socratique, caractérise le fait d’être né et d’avoir reçu avec la naissance le don de la “psyche” – de l’âme – en tant que valeur principale de chaque être humain? Alors toute soumission à des ordres ou à des lois, toute obéissance stricte et toute décision ou action conformes à ces ordres ou lois de la liberté de choix, de sorte que tout mal qui se fait par obéissance, sans remords ni mauvaise conscience laissant des traces sur la propre image rend son agent coupable?Ainsi s’explique  la culpabilité d’Adolf Eichmann par son obéissance, et l’obéissance par “l’inaptitude à penser”.

Après neuf mois d’accusations, de preuves sous forme de documents écrits, de témoignages, de plaidoyers, de confirmations et de négations pleines d’inconséquences et de contradictions de l’accusé même, avec “les clichés, les expressions toute faites, l’adhésion à des codes d’expression et de conduite conventionnels et standardisés”[38], comme Hannah Arendt les résume, il y a une espèce de plaidoyer personnel d’Eichmann où il dit que “tuer des hommes (des êtres humains) n’était pas sa volonté (…), que sa culpabilité est son obéissance. Mais l’obéissance” demanda-t-il aux juges “n’est-elle pas considérée ou même louée comme une vertu?” Il se percevait comme victime du gouvernement nazi qui avait abusé de sa vertu. Cette constatation était sans valeur pour le tribunal; le fait qu’il était responsable – ou co-responsable –  de la mort d’innombrables êtres humains, ne pouvait pas être mis en question. Deux jours plus tard, le tribunal à Jérusalem prononça la peine de mort.[39]

Hannah Arendt avait certes pu éclaircir des aspects importants de la question pourquoi l’être humain, qui a la faculté de penser et de choisir, fait le mal, pourquoi il ne dit pas non au mal qui lui est commandé de faire par qui que ce soit ou par quelle loi que ce soit. Mais cette découverte cognitive ne pouvait pas s’arrêter à l’explication de la culpabilité d’Adolf Eichmann. Hannah Arendt alla plus loin. Elle se demanda aussi pourquoi les membres des Conseils Juifs (“Judenräte”) qui avaient été choisis par Eichmann parmi les personnages les plus honorables des communautés juives dans les villes principales de tous les pays occupés par le système nazi – non seulement à Berlin et à Vienne, mais aussi à Amsterdam, à Budapest et dans d’autres villes -, pourquoi ils avaient collaboré avec Eichmann dans le travail administratif d’registrer toutes les personnes juives qui habitaient dans la région, qu’elles soient membres de la communauté ou non, qu’elles soient des citoyens et citoyennes du pays ou des immigrés sans papiers; pourquoi ils avaient collaboré à remplir quotidiennement des listes de déportation et à surveiller que les personnes choisies soient présentes aux endroits indiqués, qu’elles montent dans les trains de marchandises et qu’elles soient déportées en direction de l’Est. Pourquoi y avait-il eu cette collaboration, cette obéissance, cette soumission à un ordre dont l’horrible but était connu? Pourquoi n’y avait-il pas eu de refus général? Et pourquoi la plupart des adultes avaient soigneusement rempli les questionnaires que le bureau du Conseil Juif leur avait présentés, pourquoi avaient-ils obéi et acheté les étoiles jaunes pour eux-mêmes, pour leurs femmes et leurs enfants, pourquoi s’étaient-ils finalement soumis à être déportés? Que parmi les millions de personnes visées, quelques milliers avaient réussi à fuir et à être sauvés, qu’il y avait eu des oppositions, des partisans polonais qui avaient réussi à rejoindre l’armée russe, ou qu’un certain nombre de juifs avaient lutté avec la résistance française et d’autres dans l’armée anglaise, qu’il y avait même eu des révoltes dans les ghettos de Wilna, de Kowno comme au ghetto de Varsovie, cela prouvait, dit  Hannah Arendt que dire non à la soumission était possible. Mais pourquoi, demanda-t-elle, n’avait-il pas eu d’opposition juive européenne, organisée pour les faibles et les pauvres comme pour les forts?[40]

La clarté et la rigueur des questions que Hannah Arendt s’était posées ne s’expliquent que par l’immense désespoir qui fut causé en elle par l’analyse de l’histoire du régime nazi en Europe, du totalitarisme, de la destruction de la liberté de pensée et de l’anéantissement humain. Elle ne cherchait pas de coupables, non, elle ne culpabilisait pas son peuple, elle ne culpabilisait même pas le peuple allemand, mais elle cherchait un diagnostic. Elle voulait comprendre pourquoi cette “bibliothèque noire” qui documentait l’organisation perfectionnée de mort, noire d’horreur et de cendres, avait était réalisable.

Dans son livre sur le procès Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt osa poser au  chapitre VII[41] toutes ces questions qu’elle s’était posées elle-même avant et pendant le procès. Mais la plupart des survivants de son peuple ne voulait pas accepter qu’elle ait posé ces questions publiquement, qu’elle ait eu le courage d’entrouvrir une autre porte de la “bibliothèque noire”qui aurait du rester close pendant le procès comme après. Il s’agissait, au sens de Sigmund Freud[42], d’un tabou – de quelque chose de saint et d’angoissant – qu’elle avait osé toucher. On le lui reprochait comme une trahison, et une guerre, pleine d’accusations et d’attaques personnelles fut déclenchée contre elle. Siegfried Moses, un ami proche de Kurt Blumenfeld et ancien contrôleur des finances de l’Etat d’Israël que Hannah Arendt avait connu à Berlin et pour lequel elle avait beaucoup d’estime[43] avait pris la tête de cette “pointe of no return”. Cette violente mise en question de la liberté de pensée qu’elle avait toujours défendue se traduisit par la perte d’amitiés importantes, même par le refus de Kurt Blumenfeld de la revoir avant de mourir. Elle fut isolée et exclue pendant une dizaine d’années, une période qui lui fit connaître le fardeau d’une ségrégation spécialement dure comme la valeur d’amitié, la fiabilité de Heinrich Blücher ou de Mary McCarthy, comme la solidarité dont firent preuve quelques uns des amis juifs, par exemple Bruno Bettelheim, qui souffrait comme elle des diffamations répandues par ceux qui en avaient le pouvoir.

Le diagnostic d “‘inaptitude à penser” pour expliquer toute soumission et obéissance à des ordres ou des lois qui exigent qu’on fasse le mal et sanctionnent l’opposition fut joint à toutes ses recherches politiques qui, depuis  son premier grand livre sur les “Eléments et Causes du Totalitarisme” de 1951, avaient servi à créer des bases propres à satisfaire son besoin de comprendre et de poser des questions, toujours au sens socratique. L’histoire transgénérationelle et beaucoup d’examens analytiques ont prouvé que les causes de cette inaptitude à dire non vis-à-vis des hiérarchies au pouvoir sont à chercher au début de l’enfance et des relations dont un enfant dépend, avec les angoisses permanentes de ne pas suffire aux conditions pour être accepté  – ou aimé et respecté. C’est par  la compréhension des raisons de l’angoisse qu’un nouveau commencement est possible, même le choix d’un nouveau commencement. S’il est vrai qu’aucun mal ne peut être annulé – même s’il arrive qu’il soit pardonné par ceux qui l’ont du subir -, ce choix permet d’éviter que le mal se répète nécessairement.

“Comprendre est interminable”[44], nota Hannah Arendt au quatrième chapitre de son livre “Entre le passé et l’avenir” par lequel nous avons commencé les réflexions de cette conférence. “Comprendre est un processus sans fin;  comprendre correspond à la manière humaine d’être vivant, car chaque personne doit se réconcilier avec le monde dans lequel elle fut placée à sa naissance comme une étrangère et où elle restera une étrangère dans la mesure où elle réussit à se définir comme un être unique. (…) Comprendre le totalitarisme, cela ne veut pas dire pardonner quoi que ce soit, mais nous réconcilier avec le monde, dans lequel tout cela est possible.”[45]

 Hannah Arendt savait de plus en plus que penser et comprendre ne peuvent pas être réduits au travail de l’intellect. Pour trouver une solution dans les problèmes dialectiques entre liberté et conscience, il est faut intégrer la compréhension des difficultés émotives de tout être humain. L’introspection personnelle, qui permet de choisir et de décider sans que la crainte d’un bâton autoritaire empêche le regard critique, fait partie d’un tissu dense de besoins et de sentiments, de douleurs et d’espoirs. Pour que les catastrophes du vingtième siècle puissent avoir un sens – malgré l’annihilation de tout sens – en “ce monde tordu”, selon Hamlet, souvent cité par Hannah Arendt, il faut que les êtres humains puissent retrouver l’aptitude à penser, à décider et à agir dans la relation avec eux-mêmes comme dans avec les autres, sans l’angoisse de ne pas en être capable.

C’est à la raison de demander au cœur ce qui est inutile et mauvais, pour que l’imagination – qui va de pair avec la compréhension – permette au courage de dire non à tout abus de la conscience. Ce droit est donné à chacun et à chacune par le don unique de la naissance – la liberté – de se redresser et de trouver le bout de terrain stable qui peut signifier un nouveau commencement dans les comme relations privées dans les décisions politiques.

 

 

[1] Docteur en philosophie, psychoanalyste et traumathérapeute, Zurich / Université de Berne (née 04.01.1940)

[2] Un grand merci à Michèle Roquancourt, traductrice francophone, d’avoir relu et corrigé ce texte avec beaucoup de soin.

[3] H.A. Between Past and Future. The Viking Press, N.Y. 1968. – Zwischen Vergangenheit und Zukunft. Übungen im politischen Denken I. Hrsg.& Übersetzung  Ursula Ludz. Verlag R. Piper, München 1992, p. 19. (La plupart des textes de ce livre avaient déjà parus en des magazines américains ou allemands).

[4] cf. 2), p. 126

[5] cf. 2), p. 127. (C’est Anna Freud qui avait fait cette comparaison le première fois).

[6] cf. 2), p. 7

[7] René Char. Hypnos. Feuillets d’Hypnos (1943-1944). Edition en français et en allemand (traductions par Paul Celan). Edition Fischer Taschenbuch, Frankfurt a. M.  1959 / 1990, p. 7. Première édition chez Gallimard 1946

[8] Le titre de la préface dans “Between Past and Future” est “A Gap between Past and Future, Viking Press, New York 1961/1968

[9] cf. 2), p. 18 (traduit en français par MW)

[10] Franz Kafka. Briefe an Milena, in: Gesammelte Werke, hrsg. Max Brod, Fischer Verlag, Frankfurt a. M. 1952, p. 72

[11] Bernd Neumann.  Hannah Arendt – Heinricht Blücher. Rowohlt Verlag, Berlin 1998, p. 167

[12] cf. 2), p. 18  (trauduit en français par MW)

[13]  Hannah Arendt a publié pour Charlie Chaplin et Berthold Brecht des essaies amicaux en allemand, pour Chaplin en “Die verborgene Tradition. Suhrkamp Taschenbuch Verlag, Frankfurt a. M. 1976  et pour Brecht en “Walter Benjamin / Berthold Brecht. R. Piper-Verlag, München 1971 (traduction allemande de la version américaine qui avait paru  sous le titre “Men in Dark Times”. Harcourt Brace Jovanovich, New York 1968).

[14] cf. 4)

[15] chez Harcourt, Bruce & Co, New York 1951. La seconde edition parut chez World Publishing Co., Meridian Books, new York 1958; les editions suivantes de nouveau chez Harcourt, Bruce & Co.

[16] chez Europäische Verlagsanstalt GmbH, Frankfurt a. M. 1955

[17] cf. 11)

[18] University of Chicago Press, Chicago 1958

[19] Le succès de ce livre rendit Martin Heidegger si jaloux qu’il rompit sa correspondance avec H.A. pour une longue période.

[20] sous le titre “Rahel Varnhagen. The Life of a Jewess. Est and West Library, London 1958; puis en 1974 chez Harcourt Jovanovich sous le titre “The Life of a Jewish Woman”. Le texte original en allemand avait paru chez R. Piper Verlag à Munich en 1958.

[21] Die ungarische Revolution und der totalitäre Imperialismus. R. Piper Verlag, München 1958.  En anglais, le texte parut dans la nouvelle édition de “The Origins of Totalitarism” de 1958.

[22] publié en français dans H.A. Responsabilité et jugement. Edition établie et préfacée par Jerome Kohn. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Luc Fidel. Edition Payot, Paris 2005, p. 217

[23] cf. 4), p. 165

[24] Hannah Arendt. Responsabilité et jugement. (Edition et préface par Jérôme Kohn: Traduit de l’anglais américain par Jean-Luc Fidel). Editions Payot & Rivages, Paris 2003. Pensées et considérations morales, p. 186.

[25] cf. 2), p. 17

[26] cf. 2). p. 17

[27] cf. 25), Auschwitz en procès, p. 274

[28] alias Gunther Anders comme il s’appelait plus tard en tant qu’auteur d’importantes publications, cf. Die Antiquiertheit des Menschen. Bd. I & Bd. II. Verlag Beck, München 1956 / 1980. – Hiroshima ist überall. Verlag Beck, München 1982.

[29] Kurt Blumenfeld était aussi d’une certaine importance pour Franz Kafka qui le mentionne en tant que “secrétaire de l’Organisation mondiale sioniste” qu’il est allé l’écouter lors d’une conférence à Prague (cf. Cahiers, 25. 02. 1912)

[30] Hannah Arendt. Die Krise de Zionismus. Essays & Kommentare 2.Hrsg. Elke Geisel und Klaus Bittermann. Aus dem amerikanischen Emglisch übersetzt von Elke Geisel. Edition TIAMAT, Berlin 1989, p. 113 ff

[31] Hannah Arendt. Eichmann in Jerusalem. Piper Verlag, München 1964, p. 64

[32] cf. 29), p. 58

[33] cf. 25), p. 185-186

[34] cf. 25), p. 187

[35] cf. 25), 211

[36] cf. 25), p. 212

[37] ibid. 34)

[38] cf. 29), p. 364

[39] Des négociations de révision eurent lieu et des centaines de demandes d’amnestie s’adressèrent au Président d’Israël Ben-Zvi – signées par exemple par le “Central Conference of American Rabbies” ou par un groupe de professeurs de l’Université Hébreux de Jérusalem, parmi ce groupe Martin Buber qui avait toujours été contre le procès -, mais l’amnestie fut refusé par Ben.Zvi le 31 mai 1962 et  l’exécution eut lieu le même jour.

[40] cf. 31), p. 217-218-219

[41] cf. 29), p. 202 – 230

[42] cf. Sigmund Freud. Totem und Tabu. (1912-13).  S. Fischer-Verlag, Frankfurt a. Main, 1974

[43] L’attaque que Siegfried Moses avait initiée se dirigeait en même temps contre Hannah Arendt et son “Reportage sur la banalité du mal” comme contre deux autres publications: celui de l’historien Raul Hilberg “The destruction of the European Jews” (Chicago 1961) et celui du psychanalyste Bruno Bettelheim “Freedom from Ghetto Thinking”.

[44] cf. 2), p. 110 (traduit par maw)

[45] ibid. 39)

 

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